4.
À son réveil, un homme constata que son cheval n’était plus là. Il scruta les alentours, pensant qu’il s’était détaché, et l’aperçut un peu plus loin, couché dans l’herbe. Il se précipita vers lui et se figea à quelques pas de distance : toute la partie supérieure du corps de l’animal était manquante.
Un cri d’horreur jaillit de sa bouche. Le campement fut réveillé en sursaut. Tous bondirent sur leurs pieds, le visage déformé par la stupeur et le sommeil. L’un des hommes s’empressa de faire un feu. C’est alors qu’ils découvrirent, éparpillés çà et là, les restes mutilés de corps humains et de chevaux. Ils s’emparèrent de leurs armes et se mirent aussitôt à inspecter les lieux, une torche à la main.
Ils trouvèrent bientôt, au-dessous d’un arbre, la dépouille déchiquetée d’une chèvre, et une jeune fille étendue à ses côtés. Ils s’apprêtaient à la compter parmi les victimes, lorsqu’un hurlement de frayeur, poussé à la vue de ces gens penchés sur elle, leur prouva qu’elle était bien vivante.
Les recherches se poursuivirent jusqu’à l’aube. Au petit matin, ils comprirent qu’ils ne retrouveraient pas ce qui avait écharpé quatre personnes et plusieurs bêtes.
— Pauvre Shushô ! Tu n’as pas mal ? demanda Kiwa en l’attirant dans ses bras pour la rassurer.
— Non, non… ça va, répondit-elle en s’essuyant le visage.
— Mais tu as…
— Laissez-moi, s’il vous plaît. Mes cheveux et mes vêtements doivent sentir le sang. Il faut que j’aille me laver.
— Mais voyons, c’est naturel de…
Il n’insista pas. Il fit appeler trois femmes robustes de sa suite et leur ordonna d’accompagner Shushô jusqu’au ruisseau.
Sous le soleil matinal, la blancheur du chemin se détachait sur le vert tendre de la clairière. Une fraîche clarté baignait l’endroit, ne laissant rien deviner du drame qui s’était déroulé la veille. Escortée par ses « trois grâces », Shushô prit un étroit sentier qui descendait vers la rivière, puis dénoua ses cheveux et plongea la tête dans l’eau. Ses dames de bain l’aidèrent à les laver de leurs mains vigoureuses.
L’eau était glaciale. Shushô fut saisie à son contact mais s’en sentit toute revigorée. Elle se déshabilla bien vite. L’une de ses aides s’empara alors de ses vêtements pour les laver et, tout en les frottant avec énergie, commença à se lamenter dans son coin de la triste aventure que la fillette venait de subir. Pendant ce temps, une autre trempa son mouchoir dans les vaguelettes et se mit à frotter le corps de Shushô.
— Tu as dû avoir bien peur, ma pauvre petite…
— Ça va. Je suis encore en vie, c’est le principal.
— Tu peux bien nous le dire, tu sais. Nous autres, on a été horrifiés de ce qui t’est arrivé.
— Maintenant, ça va, c’est passé. Mais c’est vrai que j’ai quand même eu drôlement peur.
Elle ne voulait plus y penser, pour ne pas revivre l’effroi de cette nuit. Une fois lui avait suffi. Pour l’heure, si elle frissonnait, ce n’était pas de peur mais tout simplement de froid ! Elle grelottait. Ce n’est que lorsqu’il fut essuyé, frictionné puis enveloppé dans un drap bien sec que son corps cessa enfin de trembloter.
Je l’ai échappé belle !
Dans un coin du campement, on procédait à l’enterrement des hommes et des bêtes tués la veille. Ce n’était certes pas la première fois qu’ils subissaient une attaque de yôma depuis leur entrée dans la mer Jaune, mais c’était la première fois qu’ils pouvaient enterrer les victimes. D’ordinaire, les monstres ne laissaient presque rien. Shushô s’en inquiéta.
L’air anxieux, elle observait les hommes affairés à leur tâche. Kiwa s’approcha d’elle. Il paraissait tout agité.
— Ça va, Shushô ? Ça va mieux ?
— Oui, oui. Désolée pour votre chèvre.
— Oh, t’inquiète pas pour ça, dit-il en agitant la main. Ce qui compte, c’est que tu sois encore en vie. Ça me fait rudement plaisir, tu sais.
Il tourna son regard vers le point que Shushô fixait des yeux. Il la prit aussitôt par les épaules et l’entraîna avec lui.
— Ne regarde pas, va, c’est pas très gai. Viens avec moi, je vais te donner quelque chose de chaud à boire.
Il la conduisit vers sa voiture, et la fit asseoir près d’un petit feu sur lequel de l’eau avait été mise à bouillir, puis lui offrit un gobelet de thé vert. Après quelques gorgées, Shushô se sentit plus calme. Elle remarqua alors qu’il y avait peu de personnes rassemblées autour du foyer. Sans doute parce qu’il faisait déjà chaud à cette heure.
— Vraiment, quelle bande d’imbéciles ! pesta Kiwa. J’avais bien dit, pourtant, qu’il ne fallait pas faire de feu. Mais certains n’ont pas voulu m’écouter. C’est leur faute si le yôma nous a attaqués. Ces gens-là doivent faire demi-tour !
— Pardon ?…
— Je me fiche que ce soit des idiots, ça les regarde. Mais si leur bêtise nous fait courir des dangers, alors là, je ne peux pas l’accepter… Enfin, c’est fini, maintenant. Ce genre d’histoire n’arrivera plus.
— Attendez…
— Quand tu te seras un peu reposée, tu n’auras qu’à venir dans ma voiture. On partira dès qu’ils auront fini d’enterrer les corps.
— Monsieur Shitsu, attendez !
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as encore peur ? Je comprends, après ce qui t’est arrivé. Mais c’est dangereux de rester ici, tu sais. Il vaut mieux ne pas traîner dans le coin.
Et il s’empressa d’aller donner quelques ordres à ses suivants pour préparer leur départ. Shushô le regarda s’éloigner, stupéfaite.
— Mais qu’est-ce qu’il fait, bon sang ! Il n’a donc pas compris ?
Il n’a pas compris que si nous avons été attaqués, c’est d’abord parce qu’on a pris ce chemin ? En plus, le yôma a laissé les corps presque intacts. Et pourtant on ne l’a pas vu. Pourquoi ? Kiwa ne se pose pas la question ! Les autres yôma ont sûrement dû flairer l’odeur du sang. S’ils ne sont pas venus se disputer les restes, il n’y a qu’une seule explication : c’est que ce yôma-ci est tellement fort que les autres en ont peur ! Maintenant, il n’y a qu’une chose à faire : rebrousser chemin, et au plus vite !
— Il faut à tout prix revenir en arrière !
Shushô comprenait maintenant pourquoi les gôshi avaient préféré faire un détour.
Ce yôma est bien différent de tous ceux qui nous ont attaqués jusqu’ici !
Elle se mit debout.
Est-ce que j’essaie de rejoindre l’autre groupe ?
Elle semblait hésiter.
Kiwa a l’intention de continuer. Je ne peux quand même pas les abandonner… Donc il faut que je parvienne à les convaincre de revenir sur nos pas.
Je leur dirai qu’il est trop dangereux de rester sur cette route, et qu’en se dépêchant, on a peut-être une chance de rattraper les gôshi. Oui, c’est ça !
— Ah, mais non, c’est impossible ! Pas avec la voiture…
Je dois d’abord lui faire accepter de la laisser là…
Mais rien que d’y penser, elle se dit qu’il valait peut-être mieux renoncer à cette idée. Il était plus simple de partir sans eux, en fin de compte.
Je me dépêche de rejoindre les gôshi, je leur raconte ce qui nous est arrivé et je leur demande de nous aider…
Non…
— Même si j’arrive à les émouvoir avec mon histoire, ils ne viendront pas secourir les autres…
Parce que nous avons ignoré leur avertissement. Et puis même si je parviens jusqu’au barrage, je ne pourrai jamais les rattraper. Je me vois mal traverser la forêt toute seule s’il n’y a pas de chemin… Ah, si seulement j’avais une monture…
— Non ! Ce qu’il faut, c’est convaincre tout le monde ici de faire demi-tour, tous ensemble. Mais avant ça, il faut que je fasse comprendre à monsieur Shitsu qu’il doit impérativement se séparer de sa voiture, quitte à ce que ses suivants transportent ses affaires…
Et si le yôma nous poursuit ? La nuit dernière, quand quelqu’un s’est mis à crier, il a aussitôt pris la fuite. Ce qui veut dire que celui-ci est bien plus intelligent que les précédents. Il nous suit peut-être… Dans ce cas, si on rejoint les gôshi, on risque de mettre leur vie en danger…
— Ah, vraiment, quelle idiote j’ai été !
Sa rancœur contre Gankyû et Rikô s’était envolée…
— Qu’est-ce que je fais maintenant ?
Assise aux côtés de Kiwa, Shushô observait les abords du chemin sur lequel roulait la voiture. À trois reprises le convoi avait dû faire halte, lorsqu’on s’était aperçu que des personnes qui marchaient à l’arrière avaient subitement disparu en cours de route. Cela ne faisait plus de doute : le yôma les avait suivis !
Dissimulé dans la couverture boisée, il tuait les retardataires ou ceux qui commettaient l’imprudence de s’éloigner du reste du groupe. À chaque fois, il se contentait de lacérer les corps et abandonnait les dépouilles. De toute évidence, il tuait par plaisir.
Pressée par la peur, la petite troupe avançait maintenant à grands pas, à côté de ceux qui avaient désormais enfourché leur cheval. Ils allaient groupés, serrés les uns contre les autres en un bloc compact au milieu du chemin. Lorsque le soir tomba, ils se couchèrent côte à côte, dans le plus grand silence. Personne ne ferma l’œil de la nuit. Pourtant, au petit matin, de nouvelles disparitions étaient à déplorer.
On n’a plus le choix, il faut absolument qu’on le tue…
— Si ce yôma est toujours à nos trousses lorsque nous rejoindrons les autres ascensionnistes, nous allons les exposer au danger, expliqua Shushô à Kiwa. Il n’y a pas d’alternative : nous devons prendre les mesures pour nous en débarrasser avant de les rejoindre.
Mais il ne voulut rien entendre.
On renonça à chercher les corps des disparus pour les enterrer, et le convoi se remit en marche dans un nuage de poussière. Malgré leur manque de sommeil, ils continuèrent à avancer à un rythme soutenu, s’interdisant même de faire des haltes pour se reposer. Et puis, au détour d’une courbe, ils arrivèrent à la lisière de la forêt. La fatigue et la peur firent aussitôt place à un immense cri de joie que les derniers arbres renvoyèrent en écho. Plus de deux jours après avoir passé le barrage, ils pouvaient enfin se décharger de la tension accumulée et se dire que leur calvaire prenait fin.
Désormais, le yôma ne pourrait plus se cacher !
Devant eux, à présent, s’étendait à perte de vue une lande légèrement vallonnée, couverte de petits arbustes entre lesquels apparaissaient quelques rochers.
— Il était temps ! Maintenant, je pense que ce yôma nous laissera tranquilles ! déclara Kiwa en riant.
Et il ordonna à ses hommes de presser le pas. Le chemin était à peine visible parmi les herbes, mais ils s’y élancèrent néanmoins, trop heureux de laisser derrière eux la forêt et ses dangers. Ce n’est qu’un peu plus tard, après midi, qu’ils entendirent des cris provenant de l’arrière du convoi.
Shushô se retourna. Il était là. De loin, on aurait dit un grand singe. Sa seule apparition avait suffi à semer la panique dans les rangs des marcheurs, qui essayaient maintenant de gagner au plus vite un endroit surélevé pour surveiller le monstre. Les chevaux qui tiraient la voiture, effrayés par le tumulte, étaient partis au galop. Shushô essayait d’observer ce qui se passait à l’arrière, mais les reliefs du terrain lui barraient la vue.
— Arrêtez, monsieur Shitsu ! Arrêtez la voiture ! Il reste des gens en arrière là-bas !
— On ne peut plus rien faire pour eux ! Il faut partir d’ici, et vite !
— Non !
— C’est dur, je sais, mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? C’est bien gentil de vouloir sauver les autres, mais nous, on a une mission !
— Une mission ?
— Oui, n’oublie pas qu’on doit faire l’Ascension ! Il faut absolument qu’on arrive au mont Hô ! Au royaume de Kyô, trois millions de personnes attendent qu’un roi vienne les sauver. Si ce futur roi meurt ici en voulant sauver quelques hommes, c’est trois millions de vies qu’il ne pourra pas secourir !
Shushô le foudroya du regard.
— Parce que vous pensez que quelqu’un qui ne sauverait pas maintenant ces gens serait capable plus tard d’en sauver trois millions ?
— Tu crois que le roi ne sacrifie jamais personne ?
Shushô ne répondit rien.
— Un roi doit souvent faire des choix douloureux entre l’intérêt de quelques-uns et l’intérêt du royaume. S’il n’est que bonté, c’est tout son peuple qui risque d’en souffrir.
— Mais…
— Ça me fait de la peine, crois-moi, de devoir sacrifier ces gens. Et si j’étais assez fort, tu peux être sûre que j’irais tout de suite leur porter secours. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Alors, remercions-les pour leur sacrifice, et promettons-leur qu’il n’aura pas été vain. C’est tout ce qu’on peut faire…
— Mais c’est…
Si nous fuyons maintenant en les abandonnant, nous ne vaudrons pas mieux que les Kôshu ! Il doit bien y avoir quelque chose à faire… Mais quoi ?
— Quelle idiote j’ai été ! Je m’en veux… murmura Shushô.
Ses paroles se noyèrent dans le fracas de la route.
Le fort doit aider le faible. C’est son devoir. Mais dans la mer Jaune, ce fort-là n’existe pas. Ici, même les gôshi ne sont pas assez forts pour ça.
Ils peuvent tout juste veiller à leur propre sécurité et à celle de leur client. C’est tout ce qu’ils peuvent faire. Et ce n’est pas parce qu’ils ont l’habitude de travailler dans la mer Jaune comme gardes du corps qu’ils sont forts. La preuve, c’est qu’ils ont préféré faire un détour pour éviter le yôma. C’est pourquoi ils ne se portent jamais au secours de quelqu’un d’autre que leur client. Parce que même s’ils le voulaient, ils ne pourraient rien faire de plus.
— Voilà pourquoi ils préfèrent fuir en sacrifiant les autres… Maintenant, je comprends.
Les gôshi ne peuvent pas s’occuper de ceux qui ne se sont pas préparés à la traversée. Ils n’en ont pas la capacité. Pour voyager en sécurité, il faudrait que tout le monde ait reçu leurs conseils avant de partir. Pour l’eau, par exemple. Dans la mer Jaune, il est difficile de trouver de l’eau potable. Au moment de faire ses préparatifs, chacun devrait se munir de ses propres pierres à eau. En fait, les gôshi ne peuvent protéger que les personnes qui sont prêtes à les écouter et qui acceptent de leur obéir. C’est pour ça que quelqu’un qui engage un gôshi doit toujours respecter ses choix. C’est lui le patron. Quand peut-on faire du feu ? Quand doit-on l’éteindre ? Seuls les gôshi peuvent répondre à ce genre de questions. Eux seuls savent ce qui est bon ou pas selon les circonstances. Parce qu’ils ont appris à survivre dans la mer Jaune depuis leur enfance. C’est donc à eux que revient le droit de prendre des décisions. Chacun devrait savoir ça quand il engage un gôshi.
— On les paye pour qu’ils nous conduisent jusqu’au mont Hô.
Ce n’est donc pas tout à fait la même chose que d’engager un simple garde du corps. Lorsqu’on paye un gôshi, on se place sous sa responsabilité et on fait toute la traversée avec lui. C’est lui qui se charge des préparatifs avant le voyage, et c’est lui qui commande pendant et jusqu’à la fin. Mais il est tenu de veiller sur son client, pas sur les autres. Si Kiwa et Chodai voulaient être protégés, ils auraient dû embaucher des gôshi.
— Tout le monde devrait engager des gôshi.
Il en faut beaucoup pour se rendre au mont Hô. Malheureusement, la plupart des ascensionnistes n’en ont pas. Kiwa s’est lancé dans cette aventure en emmenant près d’une quarantaine de suivants avec lui, mais aucun d’entre eux ne connaît la mer Jaune. S’il s’était adressé à un gôshi, celui-ci lui aurait sûrement conseillé d’en embaucher plusieurs, et surtout de réduire son escorte. En voyageant avec autant de personnes, il ne pouvait qu’en sacrifier plusieurs pour se sauver en cas de danger.
— Ah, je me déteste ! Si seulement j’avais pris conscience de mon erreur plus tôt. Maintenant, c’est trop tard !
La voiture de Kiwa filait à bride abattue, laissant derrière elle ceux qui allaient à pied.
— Gankyû avait bien raison de me traiter d’idiote…
Finalement, le soir venu, le groupe ralentit son allure. Le sentiment de s’être suffisamment éloignés du yôma maintenant avait ramené les sourires. Se sentant en sûreté, ils s’arrêtèrent.
Shushô sauta au bas de la carriole et regarda vers l’arrière. Un nuage de poussière flottait encore comme une brume au-dessus du chemin.
Là-bas, il y a des gens qu’on a abandonnés…
Près des deux tiers du groupe de Kiwa étaient manquants.
Secouée par les cahots de la route, Sushô se dirigea vers Kiwa d’un pas mal assuré. Il était en train de préparer un feu.
— Monsieur Shitsu, je voudrais vous demander un service.
— Bien sûr, Shushô. Dis-moi, répondit-il en se tournant vers elle.
Son visage paraissait calme.
— Voilà. Je sais que vous m’avez beaucoup aidée jusqu’ici, et ce n’est peut-être pas très correct de ma part de vous demander de me rendre un service de plus, mais…
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Pourriez-vous me donner un peu d’eau et des vivres ?
— Pardon ?
— Et une épée aussi. Ou une lance.
— Mais qu’est-ce que tu veux faire avec ça ? Pourquoi as-tu besoin d’une… ?
— Je retourne là-bas.
— Shushô !
— Je vais chercher ceux qu’on a abandonnés. Si le yôma est reparti, il me sera facile de les ramener. Sinon, nous le tuerons.
Kiwa la saisit par le bras, apeuré.
— Mais c’est de la folie !
— Écoutez, monsieur Shitsu. On n’aurait jamais dû emprunter ce chemin. Vous le savez très bien. Le yôma nous a poursuivis et il est possible qu’il soit encore à nos trousses. Si nous continuons, nous allons le mener directement jusqu’aux autres ascensionnistes qui avaient pourtant pris la précaution de l’éviter.
— Mais…
— Nous avons fait une grosse erreur. Il est trop tard pour avoir des regrets, mais même s’il paraît que c’est la loi de la nature que les faibles ne survivent qu’au détriment des moins chanceux, moi, je refuse de laisser le yôma attaquer les autres ascensionnistes, alors qu’ils ont eu la sagesse de ne pas commettre la même bêtise que nous.
— Shushô, réfléchis bien…
— J’ai bien réfléchi, dit-elle en remuant la tête. Je suis venue avec vous parce que je me suis brouillée avec les gôshi. Et je me suis brouillée avec eux parce qu’ils se désintéressaient du sort de ceux qui ne connaissent pas la mer Jaune. Mais sacrifier ceux qui vont à pied, c’est agir exactement comme le font les gôshi.
— Écoute, Shushô…
— On n’avait pas le choix, c’est vrai. Mais si je veux être cohérente avec moi-même, je ne peux pas à la fois critiquer la façon de faire des gôshi et me conduire comme eux. Je regrette beaucoup de m’être emportée contre eux. J’ai été idiote. Je voudrais leur présenter mes excuses. Mais pour ça, il faut d’abord que le yôma cesse de nous suivre.
— Shushô ! Écoute-moi !
— Je n’ai pas fait l’effort de comprendre le peuple kôshu. Je me suis fâchée contre eux par pur égoïsme et par entêtement. Je n’ai pas voulu les écouter. Quand ils nous ont prévenus du risque qu’il y avait à emprunter ce chemin, j’ai refusé de tenir compte de leur conseil. Et maintenant, vous voudriez que j’aille les exposer au danger en leur amenant le yôma après avoir abandonné nos compagnons de voyage ? Non, c’est hors de question ! Je ne peux pas faire ça ! Alors, s’il vous plaît, donnez-moi des provisions. Quelques petites choses suffiront, je ne peux pas en transporter beaucoup. Si vous ne voulez pas, dites-le-moi franchement, je ne vous en voudrai pas.
— Je refuse ! Il ne faut pas que tu retournes là-bas !
— Bien… J’ai compris.
Et elle tourna les talons.
Après tout, c’est pas plus mal. Sans bagage, je serai plus libre de mes mouvements.
— Shushô ! Attends !
— Si vous avez peur d’y aller, tant pis, je ne vous le reproche pas. Vous pouvez faire ce que vous voulez maintenant. De toute façon, je ne veux plus continuer à voyager avec un homme qui n’a pas le courage de réparer ses erreurs.
— Shushô !
Elle se retourna vers lui et agita la main.
— Merci pour tout, monsieur, et bon courage. Sachez quand même qu’il n’y a pas une grande différence entre l’obscurité de la nuit et l’ombre des sous-bois.